Préface
Le livre que l’on va lire ici ne ressemble à rien de connu. Il faut dire que son auteur, né à Vienne en 1977, n’a pas lésiné sur les moyens, comme pour démontrer toute la liberté de création dont peut jouir un véritable écrivain – de par son imaginaire, de par la construction du texte et la diversité des tons qui traversent ces pages. Et à le découvrir, on se dit effectivement que l’écrivain peut être, s’il le choisit, l’homme le plus libre au monde. Certains ne s’y sont pas trompés dans son pays, puisque La Vie avec Marianne a obtenu en 2020, année de sa parution, une récompense prestigieuse, le Prix du livre autrichien. Xaver Bayer n’en était pas à son coup d’essai, publiant depuis 2001 romans, recueils de nouvelles et pièces de théâtre – une douzaine d’ouvrages au total.
Les chapitres de La Vie avec Marianne oscillent majoritairement entre l’absurde et un certain fantastique, mais la ligne de démarcation entre les deux genres est parfois brouillée, une partie du texte pouvant se réclamer de l’un comme de l’autre ; en outre, certaines pages sont saupoudrées d’un humour voire d’une cocasserie – parfois macabres – qui évoquent les nouvelles d’Italo Calvino. L’absurde selon Bayer procède dans plusieurs chapitres d’un art consommé du décalage. Le narrateur et Marianne ont des réactions inattendues dans certaines situations, prenant l’extraordinaire pour le banal, quand ils ne plongent pas dans le plus grand sérieux philosophique au beau milieu de la luxure…
Quant au fantastique, il participe de celui qu’ont initié des écrivains comme Kafka ou Gogol – un fantastique dont l’objet est l’homme, l’homme en tant qu’énigme pour lui-même. L’homme confronté à l’énigme du monde qu’il a mis en place. Oubliés, les monstres mythologiques et autres créatures terrifiantes. Les personnages de Bayer vivent dans notre monde, jusqu’à un certain moment : celui où des trappes s’ouvrent sous leurs pieds. Un court-circuit fait dérailler le réel. Une porte s’entrebâille vers un fantastique léger, le tout à la lumière discrète de nos mythes. Et c’est alors, à la faveur de ce basculement, que Bayer, dans sa grande liberté, nous fait revisiter à sa façon certains genres littéraires, comme le conte gothique, ou encore l’anticipation post-apocalyptique quand il prend à rebours les peurs engendrées par le dérèglement climatique et plonge dans un froid irréversible. Ici et là affleurent des thèmes légendaires ou bibliques – la descente aux enfers, à la faveur d’un escalier en bout de cave, ou une curieuse montée au Ciel, quand ce ne sont pas les anges gardiens déguisés en drones. Dans le monde insécure de ce début de xxie siècle, Xaver Bayer guette les points où tout risque de déraper, et il excelle d’ailleurs à savonner la planche sous les pieds de ses personnages, empruntant parfois aux coutumes alpines comme le « Perchtenlauf », qui étonnera plus d’un lecteur francophone et qui se perpétue pourtant bel et bien dans certaines vallées – sans aller jusqu’au point où nous conduit la plume de l’écrivain.
Un arbre à fictions
Ce livre ne ressemble à rien de connu de par sa construction. La chronologie est déconstruite, comme si nous avions là une mosaïque à monter nous-mêmes. Il y a quelque chose d’oulipien chez Bayer ; non seulement ses personnages se prêtent à des jeux ou se jouent de la réalité, mais l’auteur lui-même joue : partie de ping-pong citationnel ici, chronologie labyrinthique, destins aux ramifications multiples… Ce livre n’est pas une fiction, c’est un arbre à fictions. Non pas un « château des destins croisés », mais celui des « destins multiples ».
Sans doute le traducteur est-il le lecteur le plus intrusif d’un livre, devant retourner chaque mot pour comprendre ce qu’il cache. Rien ne doit lui échapper, aussi sonde-t-il les chapitres comme un égyptologue les blocs d’une pyramide : en quête d’éventuelles chambres secrètes. Ici et là, il n’est d’ailleurs pas impossible d’en déceler quelques-unes chez Xaver Bayer. Comme si, sous le texte imprimé, courait un autre texte, inscrit à l’encre sympathique. Ce texte souterrain propose un réseau d’allusions que le lecteur captera, ou non, selon ses propres références. Dans la partie secrète de ce livre à double fond se glissent par exemple des titres ou formules puisés chez Bach, Nietzsche et d’autres, quand ce ne sont pas les paroles d’une chanson de Leonard Cohen, qu’un chapitre revisite dans un contexte nouveau. Ce métatexte ajoute une dimension verticale au livre – un sous-sol peu ou prou comparable à celui du chapitre xviii, où le narrateur va – descend – de surprise en surprise. Et c’est bien la surprise qui prime à la lecture du livre : voilà un roman à nouvelles – roman parce qu’un même narrateur et une même héroïne reviennent de chapitre en chapitre et, grâce à une mosaïque de textes, composent l’histoire sinon d’une vie, de possibilités de vies ; mais on peut voir aussi le livre comme un chapelet de récits dont chacun se lit de manière autonome et forme un tout en soi.
Le lecteur ne manquera pas de noter les phénomènes d’écho d’un chapitre à l’autre, d’une aventure à l’autre : ici des livres qu’on brûle par nécessité, là des livres qu’on jette dans les flammes par pur plaisir. Ou cette mer qui soudain enserre un château comme, dans un autre texte, elle emporte un personnage. Et puis, dans le dernier chapitre, pareil au narrateur, le lecteur est amené à revisiter en quelques pages le livre en accéléré, comme on dit que dans ses derniers instants une personne revoit sa vie entière. Des flashes, des scènes, des détails ressurgissent, par le biais d’une habile trouvaille fantastique, jusqu’au point – lumineux – final. Et cet ultime texte, en condensant, en couronnant ces histoires éclatées qu’il relie les unes aux autres de façon magistrale, consacre toute la cohérence du livre et donne aux chapitres un surcroît d’unité et un sens, car son point final n’est autre que la femme, Marianne en l’occurrence, une femme forte qui n’est pas sans écho avec celle dont un certain pays a fait son emblème. Au fond, La vie avec Marianne peut être lu aussi comme un livre sur le genre, tant il installe la femme comme un certain « avenir de l’homme », comme la représentante la plus solide, la plus énergique du genre humain, celle qui a l’initiative et dicte des projets. Le sexe fort, dans ces chapitres, est bien celui que d’ordinaire on qualifie de sexe « faible ». Et puis, cette Marianne a quelque chose d’insaisissable. Elle élude certaines situations, se dématérialise soudain, pour réapparaître, au bout du compte, dans une lumière qui, sur le coup, éblouit notre narrateur. Partons à sa recherche !
Éric Faye