Je suis une fille de déportée. En relisant ces mots, j'ai un sentiment d'étrangeté et d'irréalité. Ma mère a été déportée. Lorsque je prononçais cette phrase, dans mes années d'adolescente, parce qu'il me semblait que cela expliquait une partie importante de ma personnalité sans que je sois vraiment capable de dire en quoi, mes interlocuteurs me regardaient sans comprendre. Et ils passaient à autre chose. Personne ne me posait de questions. Quand je me sentais en confiance, j'insistais un peu. Oh, pas lourdement. Mais j'y revenais de temps en temps pour justifier ma sensibilité, mon émotivité, ma fragilité. J'aurais voulu qu'on me cajole et qu'on me console de souffrir autant d'un événement qui ne m'était pas arrivé et que je ne comprenais pas.
J'étais aussi une fille de divorcés à une époque où le divorce était rare. Et je cumulais les handicaps, puisque j'étais également une déracinée. Née au Maroc, j'ai passé mes quinze premières années dans un pays dont je n'ai jamais parlé la langue, où je n'avais pas d'autre famille que mes parents et ma sœur. La famille de ma mère était aux États-Unis, celle de mon père à Paris. J'ai eu une enfance étrange, un peu fracassée, avec une mère assez froide et bizarre qui parlait toute seule et ne savait pas aimer.
En 1984, je suis allée en Israël pour la première fois de ma vie sans raison particulière. Nous n'étions ni croyants, ni pratiquants ni vraiment sionistes et très peu juifs, finalement. Ma sœur et moi n'avions reçu aucune éducation juive, nous ne connaissions rien aux rituels. Beaucoup de choses merveilleuses me sont arrivées au cours de ce voyage, que je peux qualifier d'initiatique tant il m'a réconciliée avec la partie de moi-même que j'ignorais.
J'y ai vu des filles qui avaient les cheveux frisés comme les miens, j'y ai retrouvé un parfum d'Orient qui me manquait tant depuis mon départ du Maroc et j'ai pris conscience que je n'étais plus une minorité. Je n'étais plus «la» Juive de mon cercle d'amis et de connaissances, mais une Juive parmi d'autres et je me suis sentie moins seule. Lorsque j'ai fait part de cette expérience à une collègue que j'imaginais capable de l'entendre, elle n'a pas compris que pour la première fois de ma vie, j'avais eu le sentiment d'être enfin comme les autres. Elle n'a entendu que le mot «Israël», pensé que je parlais de religion et hurlé au communautarisme. Ce n'était évidemment pas de cela qu'il s'agissait.
En 1984, je suis allée en Israël pour la première fois de ma vie sans raison particulière. Nous n'étions ni croyants, ni pratiquants ni vraiment sionistes et très peu juifs, finalement. Ma sœur et moi n'avions reçu aucune éducation juive, nous ne connaissions rien aux rituels. Beaucoup de choses merveilleuses me sont arrivées au cours de ce voyage, que je peux qualifier d'initiatique tant il m'a réconciliée avec la partie de moi-même que j'ignorais.
J'y ai vu des filles qui avaient les cheveux frisés comme les miens, j'y ai retrouvé un parfum d'Orient qui me manquait tant depuis mon départ du Maroc et j'ai pris conscience que je n'étais plus une minorité. Je n'étais plus «la» Juive de mon cercle d'amis et de connaissances, mais une Juive parmi d'autres et je me suis sentie moins seule. Lorsque j'ai fait part de cette expérience à une collègue que j'imaginais capable de l'entendre, elle n'a pas compris que pour la première fois de ma vie, j'avais eu le sentiment d'être enfin comme les autres. Elle n'a entendu que le mot «Israël», pensé que je parlais de religion et hurlé au communautarisme. Ce n'était évidemment pas de cela qu'il s'agissait.
Devant le désintérêt de mes amis, j'ai arrêté de dire que ma mère avait été déportée, sauf à quelques intimes capables de sentir la profondeur de l'abîme que je frôlais tous les jours sans jamais y sombrer complètement. J'ai cessé d'ennuyer avec mes «histoires» ceux qui disaient qu'il fallait tourner la page, que ça ne servait à rien de ressasser ces histoires, qu'il était temps de passer à autre chose. «Vous n'avez pas le monopole du malheur, arrête de jouer les victimes. Et les Palestiniens, hein, tu penses aux Palestiniens?»
J'ai fini par me taire et par ne plus en parler. J'ai gardé pour moi mon asthme, mes cauchemars d'enfant, mes angoisses inexpliquées, ma timidité, ma peur de déplaire, mon manque d'assurance, mes allergies et mes phobies. Je ne faisais pas le rapprochement entre mes empêchements, ma difficulté à vivre et la déportation de ma mère. J'ai essayé d'oublier, de vivre avec, de faire comme si cela n'avait pas existé, de me raisonner. Après tout, ce n'était pas à moi que c'était arrivé.