« Raclette ou fondue ? » Raclette, pour ma part, sans hésiter. Ce jour-là pourtant, l’avantage, léger, est donné à la fondue. En cet après-midi du mois de mars 2020, une flânerie de confinement (saison 1) me fait tomber nez à nez avec un étrange boîtier à double entrée. D’un côté, les amateurs de raclette jettent leur mégot, de l’autre, ceux qui préfèrent la fondue y déposent le leur. Ces rectangles transparents recueillent les cigarettes des fumeurs qui ont ainsi l’impression de voter. C’est un « nudge » disposé à l’entrée d’un square parisien. Un « coup de coude ».
Cette incitation ludique a pour but de conduire les fumeurs à ne pas jeter leur « garo » sur le trottoir. Chaque année, la mairie de Paris en collecte une montagne. Ce simple cendrier suffira-t-il à régler ce genre d’incivilité ? Cela semble peu probable et de fait, le dispositif ne fonc- tionne pas seul : écrase-mégots vissés sur les poubelles de rue, cendriers à l’entrée de certains immeubles ou lieux publics tels que les gares. Amendes, bien entendu : 68 euros la clope négligemment jetée à terre. Il est en effet plus sympa de voter pour un plat. Le nudge ne vient donc qu’en renfort d’autres dispositifs de politiques publiques. Si l’objectif de la ville de Paris, en installant ce cendrier à voter, est de limiter le nombre de cigarettes à terre et donc leur ramassage, où est le problème ?
Ne fumant pas, j’ai été interpelée par ce mobilier urbain car je m’étais déjà penchée sur cette méthode douce pour inspirer la bonne décision, sous-titre d’un ouvrage à succès, Nudge3, qui a valu à ses auteurs une certaine notoriété. Le nudge est un outil de l’économie comportementale qui s’attache à étudier l’influence des émotions et des biais propres à chaque personne sur les décisions économiques. Ces biais cognitifs sont des distorsions dans le traitement d’une information, des raccourcis de la pensée opérés par notre cerveau et qui nous induisent en erreur. Le fumeur sait qu’il est indélicat de jeter sa cigarette à terre. Pourtant il le fait par habitude, sans y réfléchir.
Avec l’économie comportementale, bye bye homo œconomicus, être parfaitement rationnel et doté d’un superordinateur à la place du cerveau permettant de faire des choix optimaux, mais égoïstes. Bonjour humain, être imparfait doté d’une intelligence relative et de capacités limitées, indécis, inconstant, émotif, social, en somme disons-le, irrationnel.
Cela n’a l’air de rien, mais prendre en compte l’individu dans toute son imperfection est une révolution en écono- mie, pour le courant qui se réclame de l’économie « clas- sique » du moins. Trois chercheurs ont été couronnés par le Nobel d’économie pour leurs travaux sur les processus de décision et leur apport à l’économie comportementale, dont Richard Thaler en 2017, papa du nudge.
« Bof. » Voilà la réaction d’un ami confronté au même cendrier « fondue ou raclette », mais cette fois avec une autre question : « Vous êtes plutôt pont Neuf ou pont des Arts ? », demande l’étrange boîtier à l’entrée d’un jardin. Encore faut-il savoir à quoi ressemble le pont Neuf pour espérer comparer. L’ami observe le cendrier à voter, je lui explique qu’il s’agit d’un nudge, outil dont il a vaguement entendu parler. Il reste dubitatif. « Pour moi, un nudge, ça se passe de commentaire. Typiquement, la mouche. »
Ah, la mouche. C’est la référence ultime quand on parle de nudge. Messieurs, visualisez un urinoir. Au fond, une mouche. C’est tentant, n’est-ce pas ? Elle est dessinée en trompe-l’œil, évidemment, pour attirer votre attention et vous donner envie de viser. Je ne fréquente pas les pissotières, mais il paraît que cela vous amuse beaucoup. Ce stratagème a été mis en place dans les années 1990, à l’aéroport de Schiphol, aux Pays-Bas. La paternité de cette intervention simple et efficace reviendrait au responsable du département nettoyage de l’aéroport de l’époque. Jos van Bedaf, si vous voulez savoir. Pourquoi la mouche ? Parce que son image est associée à quelque chose d’insalubre, de peu apprécié sur lequel les hommes auraient plus envie d’uriner. Moins de pipi par terre égale moins de frais de nettoyage. CQFD.
Messieurs, remontez vos braguettes, vous avez été nudgés. Pour Richard Thaler et Cass Sunstein, c’est une « méthode douce » car rien ne vous contraint à viser la mouche. Un nudge : « ce terme désigne tout aspect de l’architecture du choix qui modifie de façon prévisible le comportement des gens sans interdire aucune option ou modifier de façon significative les incitations finan- cières. »5 L’architecture du choix est la manière dont les choses vous sont présentées. Un détail, comme la mouche, peut avoir un impact sur votre comportement. Avec le nudge, il n’y a en théorie aucune obligation : vous pouvez très bien choisir de viser à côté (de la mouche, pas des toilettes !), sans pour autant recevoir une sanction. À l’inverse, aucune gratification financière ne vous est promise en échange d’un bel arrosage d’insecte.
Il n’y a rien de mal à ce que des « architectes du choix » trouvent de petites incitations ludiques pour, d’une part, nous pousser à avoir des comportements meilleurs et d’autre part, servir l’intérêt général (réduire les frais de ra- massage de mégots et de nettoyage de toilettes publiques).
Ce petit « coup de pouce » est toutefois plus complexe qu’il n’y paraît. Son apparente simplicité et son efficacité revendiquée en font un outil attractif pour les entreprises et les décideurs politiques. Son objectif affiché d’améliorer « la santé, la richesse et le bonheur », comme l’annonce le sous-titre anglophone de l’ouvrage Nudge6, questionne quant à la morale de l’outil. Qui décide de ce qui est bien, de ce qui est bon ? Avec le nudge, c’est l’architecte du choix. Qui me dit qu’il ne va pas chercher à satisfaire avant tout ses propres intérêts ? Et l’aspect ludique peut rapidement tendre vers l’infantilisation. Je pense notamment à ce monstre, « poubellator », que l’on trouve dans les trains Ouigo et qui réclame aux passagers : « nourrissez-moi de vos déchets ». Non, mais sérieusement, vous croyez qu’on a deux ans ? Enfin, l’efficacité de ces petits stratagèmes est-elle au moins mesurée ?
En suivant l’actualité du management et des entre- prises pour un média économique, j’ai commencé à croiser ce terme de « nudge » et à percevoir que quelque chose clochait. En effectuant de rapides recherches sur le sujet, je suis tombée inlassablement sur les mêmes informations.
D’un côté, des ouvrages vantant le nudge et l’économie comportementale, de l’autre, des articles résumant tou- jours de la même manière le concept : la mouche, la fin de l’homo œconomicus et la prise en compte de l’humain en économie, les risques d’infantilisation et de manipulation. C’est tout. Je voyais pourtant que le sujet méritait d’être approfondi, mais je ne savais pas comment.
Et puis, il y a eu la pandémie. Emmanuel Macron s’exprimant devant la nation à 20 heures, le 12 mars 20207. Certainement un de ces moments pour lesquels on se souviendra d’où on était ce jour-là. Moi, c’était devant l’ordinateur portable posé sur la table basse, avec mon compagnon, notre nourrisson dans les bras. Avec la lumière bleuâtre, on aurait dit la scène typique du film catastrophe hollywoodien, quand le président s’adresse à son bon peuple. La réalité dépasse parfois la fiction. Les mots très durs, le ton solennel, « la reconnaissance de la nation à ses héros en blouse blanche », les mesures ex- traordinaires. Dans cette première adresse aux Français, le président de la République annonce la fermeture des crèches, écoles, collèges, lycées et universités. Emmanuel Macron s’est voulu ferme et rassurant, saluant « le sang- froid dont vous [citoyens] avez fait preuve », valorisant le comportement du groupe — une petite caresse pour ne pas démobiliser — tout en incitant les derniers récal- citrants à rejoindre l’effort collectif : « Tous, vous avez su faire face en ne cédant ni à la colère ni à la panique. Mieux, en adoptant les bons gestes, vous avez ralenti la diffusion du virus. » Il était un peu optimiste.
« Mes chers compatriotes, poursuit Emmanuel Macron, ces mesures sont nécessaires pour notre sécurité à tous. Je vous demande de faire bloc autour d’elles. On ne vient pas à bout d’une crise d’une telle ampleur sans faire bloc, sans une grande discipline individuelle et collective [...] ; je compte sur vous dans les semaines et mois à venir car le gouvernement ne peut pas tout, tout seul.»