PRÉFACE PAR THIBAULT DE MONTALEMBERT,
Ancien pensionnaire de la Comédie-Française, comédien et metteur en scène de théâtre,
acteur de cinéma et de télévision, lecteur à voix haute.
« DANS LA LECTURE, ON EST PLUS PROCHE DU METTEUR EN SCÈNE QUE DE L’ACTEUR »
Je me suis mis à faire de la lecture à voix haute à quinzeans pour mon frère qui était devenu aveugle. Au début, c’était pour partager quelque chose avec lui, mais très vite, j’y ai pris goût et c’est désormais une vraie passion.
Peu de gens lisaient autrefois. On ne lisait pas pour soi, on lisait pour – avec – les autres. Dans une famille, à la veillée le soir, il y avait celui qui savait lire et qui lisait la gazette ou la Bible. La lecture à voix haute était un moment en commun.
Lire à voix haute aujourd’hui est une manière de recréer du lien social : on lit à un groupe de gens qui écoutent, qui en parleront ensuite, échangeront dessus. J’enregistre également beaucoup de livres audio. C’est aussi une façon de renouer avec la lecture que d’en écouter.
Mon frère Hugues a perdu la vue lors d’une agression à l’acide à New York quand il avait 33 ans. J’en avais 15 à l’époque. Jusque-là, il avait à mes yeux une vie « de rêve » : il a vécu aux États-Unis, puis en Asie et ensuite en Afrique.
Il revenait tous les deux ou trois ans en France. Mais trois ans, c’est énorme pour un enfant ! Quand on passe de 7 ans à 10 ans, de 12 ans à 15 ans, le temps compte double, voire triple… C’était une espèce de héros pour moi, même si je le connaissais peu finalement.
Par la suite, il est devenu écrivain. C’est mon frère, mais c’est avant tout mon ami.
Tous les livres audio que je fais, il les écoute. Je lui ai fait la lecture plusieurs années, avant de devenir comédien et d’avoir moins de temps. On a lu pas mal de bouquins d’Henry de Monfreid ensemble, Les Secrets de la mer Rouge, La Croisière du haschich... Il connaissait toute la région par coeur, c’était passionnant. La lecture pour lui devenait alors une matière à enseignement pour moi. Je me souviens également d’expéditions au Musée de l’Homme. Il cherchait des vieux bouquins écrits par des ethnologues ou par des missionnaires sur le Dahomey, sur les rites vaudous, pour le livre qu’il projetait d’écrire à ce propos. On allait dans la bibliothèque et il me demandait de lui lire des textes. C’était comme de faire un voyage avec lui. Les mots nous emmenaient ailleurs. Je lui faisais aussi des enregistrements qu’il réécoutait plus tard.
Pour resituer un peu le contexte de mon enfance, il faut dire qu’il n’y avait ni télévision ni internet et que je suis le dernier d’une fratrie de sept. Ma mère m’a eu à 46 ans. Je n’ai quasiment pas vécu avec mes frères et soeurs, car il y a dix ans d’écart entre l’avant-dernier et moi. Je me réfugiais dans les livres. Je lisais énormément, c’était mon espace de liberté. Donc lire à voix haute pour mon frère Hugues, constituait le prolongement d’une passion qui me possédait déjà. La lecture était centrale dans ma vie. La lecture et le rêve de devenir acteur.
Il y a une base commune entre le fait de jouer et le fait de lire à voix haute, dans le sens où ce sont l’imaginaire, la pensée, qui sont premiers. Si on ne voit pas ce qu’on lit, la personne à qui on lit n’entend pas – ne comprend pas – ce qu’on lui raconte, ça ne marche pas. De même, si, intérieurement, je ne vois pas ce que je joue, alors le public n’entend pas ce que je lui raconte.
Dans les deux cas, il faut entrer le texte dans le corps.
Faire cet exercice qui consiste à manger, mâcher le texte, physiquement. Puis il va ensuite falloir sortir, dire le texte.
Le corps devient alors un instrument. Le lieu où les mots résonnent. Si en plus on met de l’imaginaire, quelque chose se passe entre le lecteur et l’auditeur. Quand on joue, non seulement on fait vibrer ce corps, mais en plus, on le fait bouger, on entre en interaction avec d’autres – car le théâtre se joue à plusieurs, sauf dans un monologue.
Ce qui différencie ces deux exercices, c’est l’incarnation.
Quand on interprète un rôle, un personnage, c’est une manière d’interroger sa propre humanité. Ce caractère nous donne d’abord des informations sur nous-même. Ces informations sont partagées avec les spectateurs. Quand on joue Tartuffe, on n’est pas Tartuffe, quand on joue Don Juan, on n’est pas Don Juan. Mais il y a en chaque acteur interprétant l’un de ces personnages archétypaux quelque chose à quoi il peut s’identifier, sans quoi il ne pourrait pas l’incarner.
Dans la lecture, le lecteur fait passer la musique de l’auteur avant toute chose. Il prend en charge l’univers de l’auteur dans sa totalité. De ce point de vue, il est plus proche d’un metteur en scène dont le travail devrait être en priorité d’apporterune lecture personnelle de l’oeuvre qu’il va représenter, selon sa sensibilité. Exactement comme l’interprétation des Variations Goldberg par Scott Ross n’est pas la même que celle de Glenn Gould. Certains lecteurs se retrouvent plus dans des auteurs et dans des textes qui résonnent pour eux plus que d’autres.
Moby Dick est un de mes romans fétiches ; je rêve de l’enregistrer, d’en faire un livre audio et je caresse même l’idée de l’amener sur scène. C’est un livre que je connais bien.
Je le lisais à mon frère avec qui je partage l’émerveillement qu’il suscite à chaque fois. J’ai finalement pu en faire une lecture partielle à la Maison de la Poésie en 20192. C’était difficile d’en réaliser un montage, car c’est un livre énorme.
Comment arriver à donner l’esprit, la saveur de ce livre en vingt minutes ? J’ai choisi le passage où Achab convoque tout l’équipage et lui explique qu’il cherche une seule chose,
la baleine blanche. Il sort un doublon d’or qu’il fait clouer sur le mât, en disant « le premier qui la verra, ce sera à lui ». Il le persuade, il fait presque une cérémonie vaudou pour embarquer son équipage. Ce que je voulais aussi faire entendre aux gens, sur un texte pareil où il y a justement
du souffle (comme pour Victor Hugo), c’était la montée tout d’un coup dans le texte, comment la folie prend de plus en plus d’ampleur, de plus en plus de volume. C’était aussi pour donner en vingt minutes un aperçu de ce que ça pouvait être de faire une lecture sans jouer. Je me rappelle, je transpirais, j’étais dans une lecture très physique. À un moment de la lecture, on est obligé de rentrer dans le vif.
Toute ma pratique de la lecture à voix haute est le fruit d’une recherche, d’un apprentissage, d’un travail constant et méticuleux. Le Son de Lecture en explique les tenants et aboutissants avec autant de passion que de clarté afin de faire de toute lecture une réussite.