Compte-rendu de la conférence de Jean-Yves Mollier

Publié le 24 juin 2025

Compte-rendu de conférence

Jean-Yves Mollier devant l’association des Amis des Editions du Faubourg

17 juin 2025, les Arches Citoyennes, Paris

 

« Essayer de réenchanter le monde désenchanté, c’est ce que vous faites aux Éditions du Faubourg. » – Jean-Yves Mollier

 

Jean-Yves Mollier est professeur et historien, spécialiste de l’histoire de l’édition, du livre et de la lecture. Il a publié une vingtaine d’ouvrages dont Édition, Presse et Pouvoir en France au XXème siècle, (Fayard, 2008), Une autre histoire de l’édition française (La Fabrique, 2015) et Brève histoire de la concentration dans le monde du livre (Libertalia, 2024). Il est l’un des principaux contributeurs à l’information des publics sur ce qui se joue actuellement dans le monde du livre, et du danger que cela représente pour l’équilibre économique du système culturel, mais aussi pour la bibliodiversité, et donc pour la démocratie.

 

Jean-Yves Mollier nous a fait l’honneur d’une discussion devant l’association des Amis des Éditions du Faubourg, à l’occasion de son Assemblée générale qui s’est tenue le 17 juin 2025. Son propos s’est concentré sur l’histoire récente de l’édition française, afin de donner à comprendre les phénomènes de concentration, effets d’un « capitalisme décomplexé » à l’œuvre dans le paysage éditorial actuelLe livre est-il toujours un produit pas comme les autres ? Nous en retraçons ici un compte-rendu le plus exhaustif possible.

 

Le métier d’éditeur : un métier d’offreur au sein d’une économie de prototype

 

                  L’activité éditoriale est tout à fait particulière, pour deux raisons principales. D’une part, le métier d’éditeur est un métier d’offreur ; d’autre part, l’économie éditoriale est une économie de prototype, c’est-à-dire qu’elle est caractérisée par le risque et la spéculation ou l’incertitude – renforcée par la possibilité de retours offerte aux libraires. 

Rappelons ici la célèbre formule de Jérôme Lindon, ancien directeur des éditions de Minuit, personnage emblématique de l’édition française de la seconde moitié du xxème siècle et inspirateur de la loi Lang, lorsqu’il soulignait que l’édition « est la seule activité économique où on réagit à une baisse de la demande par une augmentation de l’offre. »

                  La dimension économique est structurante non seulement du métier d’éditeur, mais du paysage éditorial… et ouvre la voie à l’installation d’un capitalisme d'édition. 

 

L’édition française : brève histoire d’une longue partie de Monopoly

 

Depuis les années 1950, une véritable partie de Monopoly se joue dans le monde de l’édition française. Jusqu’alors, le paysage éditorial était composé de maisons indépendantes et familiales. L'édition n’était pas entrée dans une logique industrielle de grande ampleur. Les groupes et les conglomérats n’existaient pas encore, les rachats et les fusions n’étaient pas représentatifs du monde éditorial. Néanmoins, une entreprise faisait déjà figure d’exception : Hachette. Depuis la fin du XIXème siècle, Hachette [maison fondée par Louis Hachette en 1826] était entrée dans une logique de concentration à la fois horizontale et verticale, notamment en rachetant, en 1897, la plupart des messageries de la presse et du livre pour les intégrer aux bibliothèques de gares que Louis Hachette avait créées cinquante ans plus tôt, embryons d’un système global de diffusion-distribution. Ainsi, en 1939, 60 % du chiffre d’affaires de Hachette se trouvait dans la diffusion et la distribution. Hachette ouvrit ainsi la voie aux autres principales maisons, qui vont tour à tour entrer dans une logique de concentration, afin d’asseoir leur place dans le paysage éditorial.

En 1926, Sven Nielsen, éditeur d’origine danoise, crée les Messageries du livre. En 1942, il rachète les Éditions Albert Ier, rebaptisées en 1944 les Presses de la Cité. Dans les années 1960, la maison acquiert nombre de maisons, dont la Librairie académique Perrin, Solar, Fleuve noirPlonJulliard, les Éditions du RocherJean-Jacques Pauvert, bâtissant ainsi le deuxième groupe du marché. 

Également dans les années 1950-1960, Gallimard [maison fondée par Gaston Gallimard en 1911 sous le nom deséditions de la Nouvelle Revue française puis de la librairie Gallimard], dont l’activité a cru à la sortie de la guerre, entre en concentration et devient un véritable groupe. Gallimard fait l’acquisition de Denoël en 1951, des éditions de La Table Ronde en 1957, et du Mercure de France en 1958.

Ce n’est qu’à l’aube des années 1990 que naît Vivendi de la fusion entre CEP Communication et les Presses de la Cité. En 2002, au moment de l’éclatement d’une bulle financière, Vivendi Universal s’écroule et Jean-Luc Lagardère rachète sa filiale édition qui porte le nom de Vivendi Universal Publishing (VUP) et deviendra Editis en 2003. En 2004, Hachette est autorisé à reprendre 40 % des parts d’Editis mais doit céder les 60 % restants. Un fonds d’investissement financier, totalement étranger au monde du livre, rachète la totalité du capital d’Editis (60 % de l’ex-VUP). En 2008, la société d'investissement revend Editis à Grupo Planeta, qui le revendra finalement en 2019 à Vivendi.

Nous assistons ainsi à tout un circuit d’achats et de rachats. Le cas de Vivendi, qui « sort par la porte et revient par la fenêtre », est un exemple archétypal des dynamiques à l’œuvre dans le monde du livre, comparable à une partie de Monopoly, puisque seule la valeur de l’action intéresse les financiers qui achètent ou vendent leurs participations dans le monde du livre.

Vers un capitalisme d’édition

 

Dans l’histoire récente, il y a eu plusieurs « printemps des éditeurs » : après mai 1968, dans les années 1970-1980, porté par d’anciens militants désireux de se reconvertir en libraires ou éditeurs. Ensuite, dans les années 1990-2000, avec des écologistes et des féministes, mais aussi des cadres supérieurs, qui se tournent vers une activité éditoriale parallèlement à leur activité principale. Jusqu’aux années 2000, le paysage éditorial jouissait ainsi d’un relatif équilibre : les petits groupes en développement pouvaient trouver leur place sans que les grands groupes ne les asphyxient. Mais une rupture s’opère au début des années 2000 : le rachat d’Editis et d’AOL Time Warner par Hachette déséquilibre le secteur éditorial, tant est si bien que les deux plus grands groupes représentent aujourd’hui 50 % du marché global de l’édition française. Si on y ajoute les trois autres grands groupes (Média-Participations, Madrigall et Albin Michel), cela représente 75 % du marché global. Ainsi, les années 2000-2010 marquent un tournant dans l'installation du capitalisme d’édition. Dans les années qui suivent, les rachats et les alliances se multiplient jusqu’à faire apparaître le schéma actuel que nous connaissons aujourd’hui.

L’économie éditoriale française se structure aujourd’hui de la façon suivante : Hachette (Fayard, Stock, Grasset, Larousse, etc.) est le premier groupe du pays, avec un chiffre d'affaires annuel de 2,8 milliards d’euros, dont 70 % sont réalisés à l’étranger (le groupe est implanté sur tous les continents, en particulier aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande ou encore en Australie et en Amérique latine, ce qui est atypique. Hachette est suivi de quatre groupes importants, mais beaucoup plus faibles que lui, générant entre 200 millions et 700 millions de chiffre d'affaires annuel ; dans l’ordre : Editis (La Découverte, Delcourt, Robert Laffont, Nathan, etc.), Média-Participations (Seuil, Fleurus, Dargaud, Dupuis, etc.), Madrigall (Gallimard, Minuit, Flammarion, Folio, etc.) et Albin Michel. Vient ensuite Actes Sud, avec 60 millions de chiffre d’affaires annuel. Enfin, 4 000 à 4 500 maisons indépendantes dont le chiffre d'affaires annuel varie de moins de quelques milliers d’euros à 60 millions. Au sein de ces maisons indépendantes, il y a des PME, des TPE et des micro-structures. Toutes ensembles, elles ne participent que pour 13 % au chiffre d’affaires global de l’édition française, soit environ 350 millions d’euros. Environ 100 000 titres paraissent par an, la part de l’auto-édition représente 20 %. À savoir que sont considérées comme indépendantes les maisons dont le chiffre d’affaires annuel est inférieur à 10 millions d’euros, et qui n’appartiennent pas à un groupe : une définition ambigüe. 

 

Des stratégies idéologiques offensives

 

L’édition, de même que les médias, étant une activité peu rentable, les intérêts des grandes fortunes pour celle-ci n’est pas toujours exclusivement financier… L’édition bénéficie toujours d’une image très prestigieuse (le fameux « capital symbolique » de Pierre Bourdieu), et est toujours très prescriptrice – il suffit de voir l’importance capitale pour les personnalités politiques, d’avoir un livre signé de leur nom, ou de constater le nombre exponentiel de Français·es souhaitant écrire et publier. Ce faisant, l’édition peut être un outil idéologique très efficace pour les milliardaires en mal d’action politique (Vincent Bolloré, Pierre-Edouard Stérin ou encore Rodolphe Saadé aujourd’hui).

Dans les années 1980 déjà, Rémy Montagne l’avait bien compris… Ancien résistant, catholique convaincu, fasciné par le message apostolique (et idéologique) de Jean-Paul II, Rémy Montagne décide de consacrer toute sa fortune à l’édition pour la jeunesse telle que Jean-Paul II, qu’il tenait en estime et venait de visiter à Rome, le souhaitait. Ainsi l’idéologie pénètre le monde éditorial. Avec son (doublement) beau-frère François Michelin, un bon nombre d’industriels de la région lyonnaise et le PDG d’Axa, Claude Bebear, il fonde le groupe Ampère, en rachetant d’abord l’hebdomadaire Famille Chrétienne, groupe qui devient Média-Participations en 1986. À sa mort en 1991, son fils Vincent Montagne reprend la direction du groupe, dont le capital s’élève alors à 100 millions de francs. L’héritier revoit la ligne éditoriale instaurée par son père. Entre-temps, le groupe a racheté Le Seuil, La Martinière, Dargaud, Dupuis, et pèse désormais 700 millions par an, se rapprochant d’Editis (750 millions de chiffre d’affaires annuel). Il y a néanmoins un véritable fossé entre Hachette, qui domine de très loin Madrigall et Actes Sud. 

Les stratégies idéologiques n’ont pas cessé. Au contraire, elles s’intensifient aujourd’hui, avec Vincent Bolloré. Ancien président du conseil de surveillance du groupe Vivendi, ce dernier se rapproche dès 2020, de Arnaud Lagardère, fils unique de Jean-Luc Lagardère, et devient en 2022 majoritaire au capital de Lagardère. Mais la Commission européenne interdit l’alliance Editis/Hachette, pour ne pas laisser émerger un conglomérat qui dominerait entièrement le marché. Vincent Bolloré est ainsi contraint de céder Éditis à Daniel Krestinsky, homme d'affaires tchèque propriétaire de Czech Media Invest (CMI). Celui-ci nomme Denis Olivennes (ancien de Libération)à la tête de la maison, mais aucune intrusion dans les lignes éditoriales n’est constatée. Vincent Bolloré ne se contente plus de la littérature et de la jeunesse, mais s’investit dans le champ des sciences humaines et sociales, du scolaire, pour l’édition, des médias, et des écoles de journalisme… Vincent Bolloré ne se cache pas de ses ambitions, qui ne sont pas exclusivement financières : il déclare ainsi qu’il est en croisade pour son « combat civilisationnel ». Pour autant, comme chez Gallimard, les éditeurs restent épargnés : chez Grasset et Calmann Lévy, dont les lignes éditoriales n’ont pas changé, en réalité, contrairement à Fayard qui avec l’arrivée de Lise Boëll, éditrice d’Eric Zemmour et de Jordan Bardella, a totalement revu sa stratégie éditoriale et son catalogue. Ce phénomène est réellement nouveau car Claude Durand chez Fayard comme Jean-Claude Fasquelle chez Grasset avaient les mains libres et n’étaient pas soumis à un rendement à deux chiffres. Cette quête de rentabilité est un des aspects les plus inquiétants : aujourd’hui, les dirigeants misent sur des auteurs bankable, pour produire des livres qui devront être l’égal des blockbusters au cinéma…

Plusieurs autres personnages inquiètent : le milliardaire ultraconservateur Pierre-Édouard Stérin, initiateur du projet Périclès, et Rodolphe Saadé, dirigeant de CMA-CGM [qui a racheté La ProvenceLa Tribune, puis lancé La Tribune dimanche, avant d'acquérir BFM TV et RMC]. De son côté, Bernard Arnault, qui a beaucoup investi dans la presse (avec le groupe Les Echos-Le Parisien) reste prudent chez Gallimard dont il détient 10 % des parts, ce qui lui donne très peu de pouvoir décisionnel. Entre les petites maisons, capables de créer des succès et de faire le buzz (comme La Fabrique lorsque son chargé de droits étrangers a été arrêté à Londres, ou Libertalia, censuré par la Fnac pour un jeu sur l’antifascisme) et les grandes, il existe quelques intermédiaires qui utilisent les méthodes des firmes. Nous pensons ainsi aux Arènes qui ont récemment utilisé la méthode du « sous X » (prospection à l’aveugle : les libraires commandent les livres sans connaître leur auteur, qu’ils découvrent une fois qu’ils ouvrent les cartons, le jour de l’office) pour Merci pour ce moment de Valérie Trierweiler, vendu, en 2014, comme un baril de lessive en promotion, annonçant ce qu’a fait Fayard pour le livre de Jordan Bardella dix ans plus tard.

Enfin, on a vu récemment apparaître le groupe créé par Arnaud Nourry, ancien patron d’Hachette, Les nouveaux éditeurs : de nouvelles maisons créées et l’ambition d’un groupe qui s’appuie sur un des leaders du marché mondial, Simon and Schuster. Ce dont a besoin le milieu aujourd’hui, ce n’est pas de nouvelles maisons, mais de plus de lecteurs.

La rencontre se clôt par un trait d’humour fréquemment utilisé dans nos milieux : il y aura bientôt plus de gens qui écrivent que de gens qui lisent… et Jean-Yves Mollier de rappeler que les manuscrits restent des manuscrits tant que les éditeurs ne les ont pas transformés en livres !

 

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